De son bref parcours stellaire, Lhasa de Sela nous a laissé trois admirables albums avant de s’envoler, bien trop tôt. Par son incandescence, sa présence magnétique et sa façon poignante de vivre les chansons qu’elle interprétait, Lhasa a touché le cœur de plusieurs et continue d’envoûter, encore aujourd’hui. Si sa vie fut trop courte, sa musique demeure éternelle.
« Quand elle était petite, Lhasa m’a dit un jour : "Papa, je veux être chanteuse". Et j’ai dit : "Eh bien, d’accord, chante ! Chante donc !", et c’est ce qu’elle a fait. Elle chantait, elle chantait sans arrêt. Elle chantait tellement que ses sœurs l’imploraient d’arrêter un peu, elle se mettait alors à fredonner ou à siffler. Tous les soirs, nous avions un spectacle », se souvient Alexandre Sela.
Née aux États-Unis au sein d’une large famille d’artistes bohèmes, Lhasa a passé ses premières années beaucoup plus au Mexique où les rancheras et les chansons de Chavela Vargas, Violeta Parra et Victor Jara ont accompagné son enfance presque comme des membres de la famille. « Lhasa écoutait toujours de la musique ; pas juste de la musique mexicaine mais aussi de la musique classique iranienne, de la musique indienne, de la musique irlandaise, du blues et du rock and roll. Elle fredonnait et chantait sans cesse, comme si elle construisait déjà les histoires qui habiteraient un jour ses chansons », révèle Alexandra Karam, mère de l’artiste.
Quand est paru son premier album La Llorona en 1997, album de la consécration qui rencontra un immense succès critique et commercial, Lhasa avait déjà une bonne expérience de la scène et un florilège de standards de jazz et de chansons mexicaines ou brésiliennes dans ses valises. Cette expérience, elle l’a glanée tout au long de sa jeunesse et de son adolescence au gré des pérégrinations familiales, improvisant des spectacles fortuits pour la maisonnée ou les amis, se produisant sur les petites scènes de cafés de San Francisco et ultimement de Montréal, où elle atterrit en 1991 pour rejoindre ses sœurs œuvrant dans le domaine du cirque. C’est à cette époque qu’elle fait une rencontre qui se révélera déterminante pour la suite de son cheminement musical. « J’ai rencontré Lhasa en juillet 1991. Elle devait avoir environ 18 ans. À cette époque, je jouais avec Jean Leloup et ça l’impressionnait beaucoup. Puis moi, je la trouvais super drôle », témoigne le multi-instrumentiste, arrangeur et réalisateur Yves Desrosiers. « L’idée de faire de la musique ensemble n’est toutefois arrivée qu’un an et demi plus tard, alors que je l’ai revue par hasard assise à une terrasse de la rue Saint-Denis. On a discuté, elle ne savait pas trop si elle allait demeurer à Montréal ou non. Puis elle a dit quelque chose comme "I wanna sing". Je me suis retourné vers elle et lui ai dit "Ah bon, tu chantes ?". Je ne le savais pas. Donc, je lui ai proposé de faire un bout d’essai. Elle a chanté surtout des standards jazz mais j’étais toujours un peu perplexe. Puis à un moment donné, on est entré dans les chansons bossa nova brésiliennes comme Corcovado, One Note Samba... Là, j’entends quelque chose de différent. J’entends une espèce de... quelque chose... je ne sais pas, c’est venu me chercher », se remémore Desrosiers.
Si l’intention initiale était de se produire en duo dans le métro ou dans la rue, l’ex-guitariste de Jean Leloup voit plus loin pour ce projet naissant. Cette première rencontre marque le début d’une série de performances dans des bars montréalais, où leur projet musical commence à prendre forme et à évoluer. « On avait à peu près les mêmes goûts au niveau musical, mais les chansons qu’ils faisaient jouer dans sa famille quand elle était jeune, les rancheras mexicaines, les Violeta Parra, les Chavela Vargas, les Mercedes Sosa... Ça, je ne connaissais aucunement en 1992. C’est elle qui m’a initié à cette culture latino-américaine. Parce qu’on interprétait surtout des standards de jazz elle et moi à cette époque. Puis, quand elle m’a montré ça, je lui ai dit, "pourquoi on ne joue pas ça ?" Elle chantait bien. Elle connaissait bien ces chansons. Ce qui fait qu’on a commencé à les jouer, et moi à apprendre ce qu’était cette culture-là, cette façon de jouer. Par contre, je voulais le faire autrement aussi. Je ne voulais pas le faire de la façon latino, je ne voulais pas les copier. Je voulais le faire à ma façon, un petit peu plus rock’n’roll. Tranquillement, les chansons jazz ont commencé à sortir du répertoire pour faire place aux chansons latino-américaines », précise Desrosiers. « À un moment donné, je me suis dit que si on voulait présenter ça plus sérieusement, ça nous prenait plus que des cassettes enregistrées sur un 4-track dans une chambre. Alors on a été dans un studio des basses Laurentides et on a capté une douzaine de chansons, guitare et voix. Ça faisait déjà peut-être un an qu’on faisait des concerts ici et là et qu’on peaufinait un peu le répertoire. Ça, c’est ce qu’on retrouve sur First Recordings ».
Ce nouvel album, qui sera publié le 27 septembre, a été enregistré à la fin de l’hiver 1994. Les 12 chansons inédites qu’il contient, directes et aux arrangements épurés, dévoilent les prémices du son unique que Lhasa et Yves allaient perfectionner pour l’album La Llorona. Le jeu de guitare distinctif d’Yves, mêlant divers styles avec une touche mexicaine, soutient parfaitement Lhasa, lui permettant de développer sa propre voix. « Dans le disque qui sort, il y a surtout sa personnalité à elle », insiste le polyvalent musicien montréalais. « Ce que je trouve important aussi, c’est qu’on entend cette énergie qu’on avait à cette époque, qu’on voulait traduire sur scène. C’est pour ça que sur ce disque, on entend encore des standards de jazz, et aussi des chansons latinos. Et puis oui, quand j’écoute ces chansons-là, elles viennent encore me chercher, même après toutes ces années. J’ai retrouvé les choses qui étaient importantes d’entendre là-dedans, c’est-à-dire cette énergie, cette volonté, cette urgence. C’est pour cela que j’ai accepté qu’on fasse paraître ces morceaux, parce que ça traduit très bien nos débuts. C’est tel quel, je n’ai rien retouché parce que je ne voulais pas perdre l’essence de l’histoire, la vérité de nos débuts. Évidemment, avec Lhasa qui n’est plus là, c’est beaucoup plus émouvant », se désole Yves Desrosiers qui estime toutefois que ce nouvel album est en quelque sorte un présent pour tous ceux et celles qui ont été envoûté.e.s par la musique de Lhasa, ou qui le seront.
Cet envoûtement, l’artiste multidisciplinaire Lousnak l’a ressenti, dès sa première rencontre avec celle qui deviendra par la suite sa grande amie. « Je suis tombée sous le charme, carrément. Je comprends cette attraction que les gens ont eue pour elle, mais je n’arrive pas à l’exprimer en paroles... C’est cet envoûtement que j’ai du mal à décrire que les gens pourront voir sur la pochette que j’ai réalisée pour ce nouvel album. Ce que je ressens, ce que j’essaye d’expliquer, je l’ai mis là… C’est comme si… Comment je peux décrire ça ? C’est comme si elle a un petit doigt dans l’univers, branché direct dans l’énergie astrale. Lhasa a tout mis dans son art, parce qu’elle était un tout. Elle n’était pas un peu ceci ou un peu cela, Lhasa a toujours été un tout. Je pense qu’on le ressent, qu’on l’a toujours ressenti et qu’on va continuer de le ressentir. »